Mais
les pieds-noirs étaient majoritairement des citadins : ils
pratiquaient tous les métiers, et beaucoup de petits métiers.
A partir de quel moment s'est forgée une conscience
des Français d'Algérie ?
Cette conscience s'est forgée dans l'exil. Là-bas,
c'était le bonheur : le climat, le paysage, les odeurs, les
saveurs, un peu d'ascension sociale pour ceux qui étaient
arrivés pauvres. Ils pensaient, comme l'a dit un écrivain
pied-noir, Jean Pélégri, qu'«il en serait toujours
ainsi». Quand on vit bien, on ne pense pas tous les jours
à ce que l'on est. Et puis, les Européens ne formaient
pas une communauté unie, si ce n'est à l'extrême
fin de la guerre d'Algérie : au départ, les Maltais,
par exemple, n'avaient rien à voir avec les Alsaciens. En
réalité, c'est le sort qu'ils ont partagé et
la manière dont ils ont été accueillis ici
- c'est-à-dire pas accueillis ou mal accueillis - qui ont
créé entre eux une solidarité très forte.
Est-ce que l'expression «Algérie heureuse»
revêt un sens ?
On peut dire que, s'il y a eu une guerre aussi violente, c'est que
quelque chose n'allait pas. Mais c'est encore Jean Pélégri
qui a écrit, dans Ma Mère l'Algérie, que «les
historiens seront étonnés le jour où ils verront
des correspondances qui continuent à s'échanger».
Lorsque j'ai réalisé mon enquête, des Français
m'ont montré les lettres qu'ils recevaient d'Algérie
: un médecin, c'était d'anciens patients ; un cultivateur,
d'anciens ouvriers. Si, quarante ans après, il y a encore
un échange, cela veut dire qu'il y a bien quelque chose qui
passait entre les deux communautés. Il existe une affectivité
qu'il faut connaître et comprendre, ne serait-ce que celle
de ces instituteurs qui n'avaient que des enfants kabyles, qui les
aimaient et leur apprenaient Ronsard ou Du Bellay.
Est-ce que vous souscririez à l'idée que l'Algérie
était une nation en formation ?
C'est ce qu'avait affirmé Maurice Thorez en 1939. Moi, ce
qui m'intéresse, c'est de savoir quand est né ce sens
national chez les Algériens. Or, j'ai été impressionnée
en voyant que des hommes d'une gauche très ferme, je pense
par exemple à Claude Jullien ou à Marc Ferro, affirment
que ce sens national est né très tard : dans les années
50. En réalité, et on le voit bien si on lit les textes
de Ferhat Abbas des années 30, ceux qui composaient l'élite
musulmane d'Algérie avaient envie d'être français.
Ils trouvaient qu'on ne faisait pas assez attention à eux,
qu'on ne faisait pas assez pour qu'ils soient des Français
comme les autres. Toute une partie des Algériens, au fond,
allait dans ce sens. Mais c'est très complexe. Ce grand territoire
était hétérogène : il n'existait pas
un type de population uniforme mais des Arabes, des Kabyles, des
Chaouias, des Touareg, etc. Des conflits les opposaient et les opposent
toujours. Le peuple algérien, c'est un concept inventé
par le FLN et devenu un mythe après l'indépendance.
Si on avait trouvé des solutions d'intégration
et de citoyenneté pour les musulmans, est-ce que l'Algérie
française aurait pu durer ?
On ne refait pas l'Histoire. Et surtout, après la Seconde
Guerre mondiale, le pays se replie : l'idée impériale,
qui avait tant séduit dans l'entre-deux-guerres (songeons
au succès de l'Exposition coloniale de 1931), n'est plus
dans l'air du temps. Après 1945, la colonisation, qui était
auparavant une valeur positive, devient le colonialisme, réflexe
honni. Le pays qui a souffert de la guerre et de l'Occupation se
reconstruit : le sort de l'outre-mer l'indiffère, et c'est
pour cela que la guerre d'Algérie sera impopulaire. Au fond,
le refus des Algériens était plus grand ici que là-bas.
En Algérie, il y avait peut-être du paternalisme, il
y avait peut-être un décalage culturel et social, mais
Européens et musulmans vivaient ensemble. Ici, l'Algérien,
c'était l'homme venu d'ailleurs, l'immigré que l'on
faisait travailler dans des conditions abominables.
Alors, c'est la Seconde Guerre qui a tué l'Algérie
française ?
Du point de vue de la France, oui. En 1930, les fêtes du centenaire
de l'Algérie française ont duré six mois. A
Alger comme à Paris, des dizaines de discours ont été
prononcés par les officiels de l'époque : ils paraissent
aujourd'hui incompréhensibles tant les mentalités
ont changé. Président de la République, ministres,
écrivains ou journalistes, tout le monde trouvait que nulle
autre nation que la France n'avait aussi bien réussi dans
l'entreprise coloniale. Pour mon enquête, j'ai rencontré
beaucoup de vieux messieurs qui me parlaient avec les mots de la
IIIe République : patriotisme, amour de l'armée, grandeur
de la France, expansion coloniale, rôle éducateur de
l'école, émancipation sociale, etc. Ce décalage
avec les Français de métropole sera une des sources
du drame.
Comme historienne, quelle satisfaction avez-vous retirée
de votre travail ?
Mon livre a paru il y a trois ans, mais il me vaut toujours du courrier
: il a suscité un grand intérêt dans une communauté
qui a terriblement souffert. Des pieds-noirs m'ont dit que leurs
petits-enfants, qui avaient appris au lycée que les Français
d'Algérie n'étaient que des racistes qui faisaient
«suer le burnous», après avoir lu l'ouvrage,
ont jeté un autre regard sur eux. |